Si par un nuit, un voyageur...
Si par une nuit d’hiver, un voyageur, sur un quai de gare, fumait une cigarette, il aurait sûrement plus d’allure.
Nous ne savons pas réellement ce qu’il pense, ni ce qu’il souhaite ou désire. Mais nous connaissons, de manière omnisciente, son identité. Nous savons ainsi que c’est un voyageur. Du moins, nous nous en doutons ; un sac de voyage, un sac à dos, un billet de train pour nulle part.
Il me serait possible, bien entendu, de vous révéler les informations contenus sur ce billet de train, le lieu de départ, la destination, la date du voyage, et l’horaire choisi pour l’effectuer. Ainsi, il s’agit aussi d’un quai de gare parmi tant d’autre. Se situe-t-il en France ? Est-ce un quai d’une grande gare, avec plusieurs voies, avec des appels fréquents pour les nombreux trains qui y passent ? Est-ce le quai d’une petite gare de campagne, avec une voie unique, et le bâtiment sur lequel est inscrit le nom de la ville, transformé depuis longtemps en habitation ?
Nous savons que nous sommes en hiver. L’horloge de la gare indique seize heures tout juste passés, mais déjà le soleil, rouge et bas dans le ciel, s’apprête à laisser place à la nuit.
Un voyageur, donc, qui désire une cigarette. Il est jeune, nous lui donnerions vingt ans, peut-être légèrement plus. Il n’a jamais fumé auparavant, ou juste occasionnellement quelques taffes, sur la cigarette ou le joint d’un voisin (ou ami) de soirée. Mais ce soir, il veut une cigarette. Il a décidé de commencer à fumer.
Ce n’est pas qu’il ait envie qu’on lui rappelle tout le temps que c’est interdit, ici ou là. Ce n’est pas qu’il ait envie que sans cesse des personnes l’agresse en lui reprochant de vouloir mourir si bêtement. Ce n’est pas qu’il ait envie de donner toute son argent à l’Etat. Il a juste une envie comme ça, d’une cigarette.
Depuis trop de temps déjà, il regrette de manquer d’allure. Le fumeur a tant de classe, se dit-il. Le fumeur n’a pas à se demander que faire de ses mains lors d’un rendez-vous avec une fille. Il peut s’allumer une cigarette, et tout en discutant, tout en écoutant l’autre, tirer une taffe, en fermant légèrement les yeux. Comme si ce simple mouvement des paupières pouvaient emballer une demoiselle. Ce simple mouvement de sourcils qui apparaît presque comme un départ pour l’infini du plaisir d’une telle chaleur dans les poumons.
Il pense aussi aux gens qu’il croise. A l’image du fumeur, le bras le long du corps, le coude très légèrement plié, à ces pas qui semblent le mener vers l’infini. Il songe au fumeur, qui par contenance peut toujours s’allumer une cigarette. Il songe à l’air bête de celui qui attend seul quelque chose, que ce soit un train ou autre chose, sur un quai ou autre part. Il pense à l’air songeur et réfléchi du fumeur, quoi qu’il attende, même si il s’agit de rien.
La voix féminine lui demande de s’éloigner du bord du quai, « s’il vous plait ». Quelques secondes plus tard, le train entrera en gare avec ce sifflement et ce bruit répétitif si caractéristique.
Entre temps, de très beaux yeux seront passés près de lui. Il leur aura demandé une cigarette. Fumer donne aussi une excuse pour aller vers l’autre.
Il est monté dans le train, partant toujours vers nulle part, mais dorénavant accompagné. Il a choisi un wagon fumeur.
à 00:18