Le panneau affiche 70. Le compteur indique 135 kilomètres à l'heure. La troisième enclenchée, j'appuie encore sur la pédale d'accélérateur, avant de passer la quatrième, puis la cinquième. Le pot d'échappement, mort depuis plusieurs mois, gueulent. Le catalyseur foutu brise le son qui sort des hauts parleurs pourris.
La voiture semble flotter sur un coussin d'air maintenant. Voix de droite, de gauche, je dépasse tout le monde, juste pour montrer qu'elle en a encore dans le ventre. Pour lui faire plaisir durant son dernier trajet. Une larme coule sur ma joue. Je me sens vide, triste. C'est ma plus douloureuse rupture amoureuse. J'ai eu moins de peine lors de ma dernière histoire qu'à devoir l'emmener ainsi jusque la casse.
En chemin je m'arrête chez Elephant Bleu. Je la lave pour la laisser partir dignement. Je nettoie les barres de toît, décolle la mousse imprégnée sur les joints au bas des fenêtres. En repartant, j'insiste bien sur les vitesses, 6000 puis 7000 tours par minute, le moteur Cosworth exalte.
C'est dur de quitter ainsi une voiture qu'on a cotoyé pendant douze ans. J'avais huit ans la première fois que mon père est venue me chercher avec à l'école. C'était un samedi midi, j'étais en CE2 à l'époque. Les voyages en famille se sont fait avec, l'emménagement dans la maison de vacances,... Puis elle est devenue vieille, c'est devenue la deuxième voiture. J'ai fait la conduite accompagnée dessus. Et hop le trottoir de droite, pouf dans le trottoir de gauche. Et un retro en moins... On m'avait dit de serrer plus à droite. Un A au cul, je lui ai fait traverser la France... jusque trente kilomètres de la maison, trop vieille pour aller plus loin. Le samedi soir en revenant de chez mon frère, je la poussais un peu sur la voie rapide. Elle aimait bien je crois.
Je mets le clignotant pour changer de file, la manette se bloque en plein phare. Il faut bien reconnaître que tout merde sur cette bagnole. J'ai tant râler dessus, tant demander qu'on la remplace. Je m'en veux un peu maintenant.
J'ai le souvenir de jeunes filles embrassées dedans. De celles que j'y ai deshabillé. Ca a beaucoup d'atouts un break, notament la place arrière. A toutes ces émotions que j'y ai vécu, à toutes ces discussions que j'y ai partagé, à tous ces lieux où elle m'a emmené. A toutes ces rencontres qu'elle a permise.
J'arrive au garage. Je retire l'allume-cigare que j'enfile dans ma poche comme souvenir. C'est toujours ça qu'ils n'auront pas pour 70 € me dis-je. Le voleur-vendeur de voiture au sourire colgate me salue. Je ne réponds pas. Je lui donne la clef de la voiture. Avec ironnie il la ramène "Me voici le fier acquéreur d'une Escort break."
Je repare au volant d'une Modus. Je laisse la Ford. Le coeur fendu, je lui fait un clin d'oeil. Elle ne me réponds pas. Elle fait la tête. Je ferais de même si j'étais à sa place. Je la laisse ainsi. J'ai honte de l'abandonner sans plus d'attention.
C'était de ces voitures qui ont une âme. Avec lesquels, un jour de peine, on peut traverser la vallée de Chevreuse. Loin des saloperies modernes pleines d'électronique, de plastique Moltonnel et des déprimants moteurs diesels sans souffle.
à 01:54